L’évolution rapide des besoins en compétences et la pénurie de talents démontrent l’importance cruciale de la formation tout au long de la vie. Cinq experts de l’enseignement supérieur et des ressources humaines se sont rencontrés afin de partager leur analyse et d’échanger sur les démarches constructives mises en œuvre.
Photos : Kris Van Exel
Comment analysez-vous ce défi de la pénurie de talents dans vos domaines respectifs ?
Alain Dubois : « Le métier d’assistant social est en pénurie en Wallonie, alors que l’ensemble des écoles sociales forment de plus en plus de travailleurs sociaux. Ce paradoxe pourrait s’expliquer par deux hypothèses : d’une part, les travailleurs engagés à la fin des années 70 arrivent en nombre à la retraite, d’autre part, les dispositifs politiques et sociaux qui mobilisent les travailleurs sociaux étant de plus en plus nombreux, les besoins sont donc plus importants. »
Françoise Bertieaux : « Nous connaissons également une pénurie d’enseignants, constatée dans l’Europe entière et problématique pour la formation de nos futurs jeunes talents. Nous tentons d’y remédier en intégrant un stage long en 4e année pour aider les futurs enseignants à mieux appréhender les réalités quotidiennes du travail en classe.
Un autre défi concerne les filières STEM (science, technologie, ingénierie et mathématiques), vers lesquelles s’orientent 25 % des étudiants européens. Or, ils ne sont que 16 % en Belgique francophone. Des actions visent à travailler sur cet aspect, entre autres vis-à-vis des jeunes filles, ces filières restant considérées à tort comme essentiellement masculines par essence. »
Xavier Van den Dooren : « Nous formons des ingénieurs et nous constatons en effet le déficit d’attrait des jeunes filles envers ces filières. Parallèlement, nos enseignants sont pour la plupart également ingénieurs. Or, le métier d’ingénieur étant luimême en pénurie, il est ardu de trouver des ingénieurs, quelle que soit leur orientation. À nous, dès lors, de rendre le métier d’enseignant attractif pour encourager des ingénieurs déjà actifs à nous rejoindre. »
Anne Grzyb : « Les établissements d’enseignement supérieur ont beaucoup investi pour proposer une offre de formation continue flexible permettant de répondre à des besoins de compétences par rapport aux évolutions du monde du travail ainsi qu’aux métiers en pénurie. Par exemple, nous avons développé un certificat en didactique du néerlandais, pour pallier le manque d’enseignants en néerlandais. Des programmes courts sont conçus en réponse à des besoins sociétaux. »
Il est essentiel que de former des têtes bien faites plutôt que bien pleines, pour qu’elles puissent s’adapter plus aisément aux évolutions du monde du travail.
Françoise Bertieaux Ministre de l’Enseignement supérieur en Fédération Wallonie-Bruxelles
Ann Cattelain : « Quand j’entends pénurie, je pense à activation. Une personne sur quatre de 18 à 64 ans est inactive. Chez Federgon, nous insistons beaucoup sur cette activation et l’accompagnement indispensable qui va avec et qui ne se limite pas aux études mais aussi pendant la carrière professionnelle. En Flandre, l’accompagnement de carrière est une mesure ayant prouvé son efficacité et qui mériterait d’être implémentée dans les autres entités fédérées.
Concernant la digitalisation, il est important d’avoir les compétences qui vont avec. Cependant, l’intelligence artificielle va transformer tous les jobs existants, d’où le défi pour l’enseignement, mais aussi pour les gouvernements et des services publics tels que le Forem et Actiris, de trouver la bonne manière d’armer les jeunes à s’adapter à des fonctions amenées à évoluer plus rapidement qu’auparavant. Cette flexibilité d’esprit sera indispensable à l’avenir. »
La formation initiale et la formation continue occupent aujourd’hui une place centrale dans l’évolution des compétences. Et ce constat ne fera probablement que se renforcer?
Anne Grzyb : « Le rapport du Conseil supérieur de l’emploi indique que d’ici à 2030, 14 % des emplois actuels vont disparaître en Belgique et 29 % vont voir leur contenu profondément changer. L’analyse du Forem sur les métiers et le développement des compétences montre que les personnes ayant un diplôme d’enseignement supérieur sont celles ayant l’insertion la plus durable dans le temps sur le marché de l’emploi. Avoir un diplôme reste une des meilleures chances de ne pas connaître un jour le chômage, d’où l’importance de renforcer tout ce qui peut servir d’accompagnement à l’obtention d’un diplôme.
Bien orienter les jeunes dès le départ, c’est leur garantir une meilleure formation et surtout éviter un taux d’échec important et un gaspillage de talents.
Xavier Van den Dooren Directeur de l’ECAM
De plus, je rejoins les propos d’Ann Cattelain : pour nous, il est crucial de mettre ses compétences à jour tout au long de sa vie professionnelle. Face à ces enjeux, nous devons, en tant qu’établissement supérieur, réfléchir à comment articuler les compétences dans la durée : quelles compétences doivent s’acquérir dans le cadre d’un premier cursus et quelles sont celles qui doivent faire l’objet d’un programme de formation continue. En sachant qu’aujourd’hui, toutes les compétences et savoirs utiles dans une vie professionnelle ne peuvent plus être contenus dans un premier diplôme. »
Alain Dubois : « J’adhère à vos propos, avec toutefois une petite nuance. Dans les écoles dites sociales, nous sommes confrontés à des demandes de création de nouvelles formations. Et ce, parce que, aujourd’hui, les grandes institutions (CPAS, Forem…) peinent à se montrer suffisamment attractives pour garder durablement un certain nombre de diplômés. La formation initiale et la formation continue ont donc un rôle important à jouer, mais les institutions ont aussi leur part. Certains emplois ont été conçus dans une vision antérieure du monde, plus hiérarchique et administrative, dans laquelle les jeunes ne se reconnaissent plus. »
Françoise Bertieaux : « J’ai été présidente de CPAS et nous déplorions en effet le départ assez rapide de jeunes assistants sociaux qui, après avoir entamé leurs fonctions avec un réel idéal, étaient vite démotivés par une charge administrative quotidienne excessive. Pour compléter les propos d’Anne Grzyb, il est essentiel que l’enseignement supérieur forme des têtes bien faites plutôt que bien pleines, pour qu’elles puissent s’adapter plus aisément aux évolutions du monde du travail tout au long de leur carrière.
Les stages permettent à nos étudiants de trouver un emploi à la sortie de leur formation, ou de poursuivre avec succès leur parcours à l’université.
Alain Dubois Directeur de l’ISFSC
Parallèlement, un autre défi réside dans l’évolution des populations scolaires, où, à Bruxelles par exemple, la langue maternelle de plus en plus d’enfants n’est pas le français ou le néerlandais. Or, nos enseignants actuels n’ont pas été formés pour apprendre comment enseigner en français à des enfants pour qui ce n’est pas la langue première. Il faut donc leur donner ces outils pour avancer. »
Vous parliez de cette immersion indispensable des futurs diplômés dans le milieu professionnel. Quelles sont vos initiatives en la matière ?
Xavier Van den Dooren : « À l’ECAM, les mémoires de fin d’études sont systématiquement réalisés en entreprise, et centrés sur une situation emblématique pour laquelle l’entreprise attend un résultat concret. Une alternative, fort pratiquée dans d’autres pays, consiste dans la formation en alternance. En France, 25 % des diplômés ingénieurs sortent de cette filière, alors qu’elle n’est encore que balbutiante en Belgique ! Nous avons donc lancé une formation d’ingénieur géomètre en alternance, qui apporte une expérience du terrain combinée avec un large bagage théorique et qui permet une vision transversale des problématiques. »
Anne Grzyb : « À l’UCLouvain, nous sommes en interface avec nos écosystèmes sur les différents sites de nos campus. Dans cette logique, nous cherchons des partenaires, pour répondre d’abord aux besoins locaux de développement de compétences qui permettent ensuite de répondre à des besoins à plus large échelle. Par ailleurs, le développement de programmes en alternance dans l’enseignement supérieur permet à des étudiants d’être immergés dans la vie professionnelle au sein d’entreprises partenaires, Nous œuvrons également, via les fonds sociaux européens, à développer des logiques de ‘micro-certifications’. Notre défi étant de ne pas multiplier l’offre à outrance, mais d’essayer de trouver, en optimisant parfois ce qui existe déjà, comment offrir des parcours adaptés à un public de plus en plus diversifié. »
Ann Cattelain : « Les stages rémunérés sont une très bonne initiative, et il est important que chaque ancien étudiant, une fois dans la vie professionnelle, dispose d’un compte-formation pour continuer à apprendre tout au long de son parcours. C’est indispensable pour motiver l’individu à mesurer ses propres compétences et rester ouvert à en acquérir de nouvelles. Les besoins sont tels aujourd’hui au sein des entreprises qu’il faudrait créer un véritable écosystème en la matière et faire le pont entre le monde de l’enseignement et celui de l’entreprise, pour que les connaissances du premier bénéficient au second. »
Aujourd’hui, toutes les compétences et savoirs utiles dans une vie professionnelle ne peuvent plus être contenus dans un premier diplôme.
Anne Grzyb Directrice de l’Institut Universitaire de Formation Continue à l’UCLouvain
Alain Dubois : « Dans notre école, nous prévoyons un minimum de 20 semaines de stage sur les 3 ans de formation, et la moitié du temps de travail de nos enseignants est consacré à l’encadrement des stages. Ces stages permettent d’ailleurs à un grand nombre d’étudiants de trouver un emploi à la sortie de leur formation, ou de poursuivre avec succès leur parcours à l’université. »
L’argent est le nerf des études, d’autant plus que le nombre d’étudiants est en constante augmentation depuis 10ans. Cependant, les réalités budgétaires ne sont pas toujours rassurantes en Fédération Wallonie-Bruxelles. Comment voyez-vous les choses ?
Françoise Bertieaux : « La bonne nouvelle est que de plus en plus de jeunes ont accès à l’enseignement supérieur. Par contre, comme nous travaillons avec des enveloppes fermées, l’augmentation du nombre d’étudiants fait que le budget disponible pour chaque étudiant est un peu moindre. Cette enveloppe fermée a toutefois été augmentée ces dernières années : 70 millions en plus en 2023, 80 millions en 2024 et avec une aide spécifique de 15 millions supplémentaires pour les infrastructures des universités. »
Alain Dubois : « Par rapport à cette réalité, nous avons défini une politique spécifique. Un enseignement qui écrème ne rend pas service à la société en produisant de l’échec scolaire. Notre pédagogie vise donc à accompagner un maximum d’étudiants vers la diplomation. Dans cette optique, la 1ère année est devenue une année d’accueil et d’intégration dans l’enseignement supérieur, laissant le temps d’effectuer une évaluation des compétences en BAC 2 ou en BAC 3. À ce sujet, je me permets de souligner ce que je considère comme une petite injustice entre l’université et l’enseignement supérieur professionnalisant. Chez nous, un étudiant sur 3 provient de l’enseignement professionnel. Compte tenu de la qualité de diplômés qu’on attend de nous, je trouve que nous sommes un peu sous-financés, surtout au regard de l’effort tout particulier que nous faisons pour la 1ère année. »
Xavier Van den Dooren : « Au niveau de l’ECAM, nous constatons une forte affluence avec 450 étudiants en 1ère Bachelier cette année. Je le dis à la fois avec enthousiasme et à la fois avec un peu de dépit, car sur ces 450 élèves, seulement 100 sortiront diplômés. Que de plus en plus de jeunes aient accès à l’enseignement supérieur est une excellente chose, mais encore faut-il qu’ils soient bien orientés dès le départ, pour garantir une meilleure formation et surtout éviter un taux d’échec important et un gaspillage de talents et de financement causés par une mauvaise orientation. Par ailleurs, nous sommes obligés de consacrer 85 % minimum des allocations à la charge du personnel, ce qui est très contraignant. Qui plus est, on ne peut consacrer que 10 % maximum de cette charge du personnel à des enseignants issus du milieu professionnel et venant assurer un certain nombre d’heures de cours pour transmettre leur savoir. C’est une difficulté supplémentaire qui nous empêche d’investir dans certains projets. »
Il est important que chaque ancien étudiant, une fois dans la vie professionnelle, dispose d’un compte-formation pour continuer à apprendre tout au long de son parcours.
Ann Cattelain CEO de Federgon
Françoise Bertieaux : « Je vous rejoins sur ce point. ce plafond de 10 % devrait clairement être relevé dans l’intérêt de nos étudiants. Quant aux 85 % consacrés aux charges du personnel, la disparité est forte d’une école à l’autre, certaines estimant ce chiffre trop élevé alors que d’autres le trouvent trop faible. »
Alain Dubois : « Et en fonction de notre statut de propriétaires ou de locataires des bâtiments que nous occupons, la situation sera très différente. Les 15 % restants pour couvrir ces dépenses pouvant s’avérer très faibles, surtout en considérant l’évolution des loyers, y compris des locaux scolaires, dans une région comme Bruxelles. »
Anne Grzyb : « À l’université, au regard des moyens financiers actuels et du nombre croissant d’étudiants, c’est un réel enjeu de maintenir une haute qualité pédagogique et de favoriser l’aide à la réussite pour chacun. Il existe, par ailleurs, de nombreuses initiatives liées à l’aide à la réussite, que ce soit dès l’entrée à l’université qu’en cours de formation.
Au niveau du modèle économique, les programmes de formation continue respectent un principe d’auto-financement. Une des pistes sera la diversification des sources de financement, par exemple via les fonds sociaux européens, certes limités dans le temps, mais néanmoins très utiles. L’enjeu étant de maintenir à la fois des programmes de formation accessibles et de qualité, mais soutenables économiquement dans la durée. »
Ann Cattelain : « Pour rebondir sur le taux d’échec et la mauvaise orientation, un examen d’entrée, tel qu’il existe déjà pour les médecins par exemple, pourrait-il se généraliser, pour mieux cibler les compétences et les motivations de chacun ? »
Alain Dubois : « À mes débuts comme directeur, une évaluation de la qualité de mon établissement montrait que trop peu d’étudiants sortaient diplômés par rapport au nombre d’inscrits en 1ère. Nous avons donc tenu à travailler sur un modèle de réussite, tout en tenant compte de ce contexte de massification avec des étudiants qui n’auraient pas été là il y a 20 ou 30 ans. Est-ce à dire que nous diplômons n’importe qui ? Évidemment que non : le travail de fin d’étude est évalué par des professionnels venus de l’extérieur, qui ne valideraient jamais des compétences qu’ils jugeraient insuffisantes. »
Cette problématique est complexe. Françoise Bertieaux, certains vous reprochent de vouloir développer un enseignement élitiste.
Françoise Bertieaux : « Ce sont les mêmes qui reprochaient l’inverse il y a 10 ans, lorsqu’il est devenu possible de passer dans l’année supérieure en ayant raté un certain nombre de crédits. En conséquence, certains étudiants traînaient parfois ces crédits non acquis pendant toutes leurs études. D’où un impact sur le financement de la durée des études, tout comme sur la vie des étudiants. Désormais, nous revenons à un parcours plus classique, où il faudra 60 crédits pour passer de la première année vers la deuxième. Celadevrait éviter l’allongement artificiel de la durée des études, d’autant que des aides à la réussite permettent d’accompagner les étudiants dans leur parcours. De plus, 6,4 millions ont été débloqués pour les allocations d’études après le dernier conclave budgétaire d’octobre. On peut toujours estimer que ce n’est pas assez, mais ce n’est pas négligeable pour autant. »
Alain Dubois : « Il faut reconnaître que les subsides sociaux des hautes écoles ont singulièrement augmenté, plus que triplé en quelques années. Objectivement, nous avons les moyens de mieux faire face à certaines situations qu’il y a quelques années. »
Xavier Van den Dooren : « Je confirme cet aspect. Pour en revenir à l’utilité d’un examen d’entrée, je crois surtout qu’il est regrettable de laisser croire à la majorité des jeunes qu’ils sont prêts à s’engager dans des études supérieures. Qu’on me comprenne bien : chaque jeune a des dons propres, mais encore faut-il bien envisager son parcours d’études pour démarrer sur de bonnes bases. L’exemple d’une 7e année secondaire permet à des étudiants de mieux se préparer à des études scientifiques. Une année supplémentaire pour eux, certes, mais nettement préférable à bisser ou tripler des années universitaires en ayant mal défini ce qui leur convient le mieux, et finalement se retrouver parfois sans rien après trois années ratées. Des situations d’échec de plus en plus fréquentes et humainement dramatiques pour ces jeunes. »
Anne Grzyb : « Une initiative intéressante est celle de synergies possibles entre l’université, les hautes écoles et les établissements de promotion sociale, qui permet à des étudiants qui décrochent de rebondir sans perdre l’entièreté des acquis de leur cursus et de revenir ensuite vers l’université s’ils le souhaitent. »
Françoise Bertieaux : « Avec l’ARES (l’Académie de Recherche et d’Enseignement Supérieur), nous peaufinons la mise au point de l’ADA, un outil d’orientation pour accompagner le jeune à déterminer ses préférences et le guider dans ses choix et élargir son champ d’horizon. À l’avenir, mon espoir est qu’on puisse mesurer les compétences d’un jeune en termes de prérequis, ce qui ne l’empêchera jamais de poser les choix qu’il souhaite, mais permettra de lui donner des pistes de réflexion qui pourront s’avérer très utiles pour un parcours fructueux dans sa vie d’étudiant. »
Autant d’initiatives concrètes, d’idées et de projets qui, face aux défis de l’avenir, montrent l’implication et la motivation des différents acteurs de l’enseignement en matière de formation.