La liberté d’exploitation d’une innovation n’est pas un droit absolu, même si cette innovation a été brevetée. Dieter Heck et Marc Lerho, Partners, European, Belgian and Luxembourg Patent Attorneys de la société Awa, insistent sur la nécessité d’une étude de liberté d’exploitation et sur celle de négocier en cas d’opposition éventuelle au brevet.
Texte : Philippe Van Lil
Comment le brevet est-il généralement perçu ?
Marc Lerho : « Le brevet, ou plus généralement le titre de propriété intellectuelle ou industrielle, est perçu par son titulaire comme un droit d’exploitation libre et sans conditions de la technologie brevetée. Il pense ainsi détenir une sorte de liberté et de monopole absolus. Malheureusement, c’est loin d’être le cas ! Souvent, des concurrents ont déjà déposé des brevets pour une technique similaire. Ainsi, il peut exister un brevet dominant ou générique qui couvre déjà la technologie spécifique venant d’être brevetée. Celle-ci n’étant finalement qu’une amélioration d’une technologie préexistante, son titulaire risque de se retrouver en position de contrefaçon au moment de l’exploitation de son innovation. »
Les entreprises ont-elles toujours conscience du risque de contrefaçon ?
Dieter Heck : « Non. Beaucoup trop d’entreprises pensent être dans le domaine de l’innovation, alors que ce qu’elles développent existe déjà. Elles sont trop peu à se baser sur les données de brevets qui existent dans le monde, avec parfois des milliers de documents relatifs à ce qui a déjà été dit ou inventé sur le sujet. »
M. L. : « C’est là que nous intervenons en tant que mandataires et conseils en brevets. Pour savoir s’il existe un risque de contrefaçon par rapport à un ou plusieurs brevets de tiers, il est nécessaire de réaliser une étude de liberté d’exploitation. Cela évite aux entreprises de fabriquer, de commercialiser, d’importer ou d’utiliser des produits ou procédés contrefaits. »
À partir de quand lancer une telle étude ?
D. H. : « Idéalement, le plus tôt possible : avant de lancer un projet de recherche ; avant d’effectuer des investissements dans une société ou de procéder à des levées de fonds ; avant de lancer un nouveau produit ou service sur le marché. Sans tout cela, des coûts considérables de R&D nécessaires à la conception et au lancement du produit auront déjà été engagés et seront tout bonnement perdus, sans compter les dommages et intérêts qui pourraient être exigés par la partie demanderesse. »
Doit-elle se poursuivre par la suite ?
M. L. : « Effectivement ! La recherche d’antériorité doit être un scannage permanent dans les bases de données brevets. Il faut sans cesse s’assurer des entraves éventuelles qui existeraient par rapport à des brevets de concurrents mais aussi de débusquer des brevets posant problèmes chez ces concurrents. »
Comment éviter un conflit ?
D. H. : « Dans certains cas, chaque titulaire de brevet peut voir chez son concurrent un avantage qu’il n’a pas. Les parties ont dès lors tout intérêt à négocier en vue de s’octroyer des licences croisées. Il ne s’agit donc pas d’aboutir, comme c’est souvent le cas, à une licence à sens unique où il n’y a finalement qu’un seul titulaire de brevet. »
M. L. : « Parfois, il suffit de prendre contact avec la société et le problème se règle à l’amiable, notamment en négociant une licence peu coûteuse. Dans d’autres cas, plus litigieux, une procédure d’opposition se met en place en vue d’une démarche de nullité. »
Comment obtient-on la nullité ?
M. L. : « Cela peut se faire soit par une procédure d’opposition, soit par une action devant le tribunal. Dans ce dernier cas, il faut s’adresser aux tribunaux dans chacun des pays où le brevet a été validé. Ceci peut s’avérer à la fois coûteux, très long mais aussi aléatoire, dans la mesure où les législations changent souvent d’un pays à l’autre. Une procédure d’opposition, qui a lieu devant l’Office européen des brevets, offre en revanche l’avantage d’engendrer des frais relativement limités et de durer moins longtemps que devant les tribunaux. Plus globalement, le brevet européen est très prisé car il s’acquiert par une procédure d’examen et de délivrance commune à tous les États membre de l’Union européenne. En outre, grâce cette procédure d’opposition, on favorise bien plus, en cas de problème, la négociation que dans le cadre d’un conflit ou une action judiciaire. »
D. H. : « De manière générale, comme elles ne sont que quelques-unes à développer une innovation similaire, les sociétés se surveillent mutuellement. Déjà lors de l’examen d’un dépôt de brevet devant l’Office européen des brevets, on détecte des demandes de brevets qui pourraient être potentiellement gênantes. À ce stade, il peut être demandé de faire des interventions de tiers de manière à essayer d’affaiblir les brevets ou demandes de brevets des concurrents. »