L’intelligence artificielle (IA) est présente dans de plus en plus d’applications. Elle est toutefois confrontée à de nombreux défis. Ils ne sont pas seulement techniques. Le point avec 5 experts que Mediaplanet a réuni fin août lors d’une table ronde.
Où en est-on aujourd’hui dans le développement de l’intelligence artificielle (IA) ?
N. Ackerman : «Elle touche tous les domaines : de la médecine, où l’on peut améliorer les diagnostics et la prévention, jusqu’à l’agriculture, où l’on parvient à gérer des parcelles sur des endroits très distribués. Globalement, l’IA est en avance sur les promesses qui avaient été faites ; la recherche avance tellement vite qu’on obtient parfois des résultats avant même qu’on ait pu les annoncer. L’exemple le plus frappant est Alpha Go, un logiciel qui a battu le champion du monde du jeu de go, ce qui a surpris la plupart des observateurs. »
F. Casier : « Actuellement, on est très fort dans tout ce qui touche à l’IA liée à des tâches spécifiques. Elle permet par exemple d’optimiser des processus comme la maintenance prédictive, de détecter des erreurs de production par la reconnaissance d’images en temps réel, de mieux comprendre les besoins du client (‘profiling’) ou l’utilisation d’un produit (‘asset monitoring’). Bon nombre d’entreprises lancent des projets en ce sens, sans encore trop toucher aux business modèle même de l’entreprise. Tous les départements sont concernés, du marketing aux RH en passant par les finances. »
F. Pivetta : « Selon moi, aujourd’hui, l’IA n’est pas encore très… intelligente ! C’est plutôt une automatisation plus rapide de certains processus. Ceux-ci restent basés sur une approche relativement humaine de choses qui utilisent en gros les anciennes technologies des 50 dernières années. »
E. Delacroix : « Aujourd’hui, on a effectivement bien plus affaire à de l’automatisation et à une amélioration des processus de fonctionnement qu’à de l’IA. C’est par exemple le cas lorsqu’on fait atterrir des avions plus efficacement dans les aéroports ou quand on personnalise des offres. On aura réellement de l’IA à partir du moment où l’on pourra repartir de l’intégralité des données à disposition pour repenser des stratégies en fonction d’objectifs que l’on aura défini. »
La collaboration entre universités et entreprises est une véritable richesse sur laquelle il faut s’appuyer pour faire émerger des solutions belges.
Eric Delacroix, CEO Eura Nova
F. Casier : « En matière d’IA, il s’agit de se montrer pragmatique. Il y a déjà beaucoup à faire avec l’IA telle qu’on la connaît aujourd’hui. Il ne sert donc à rien de se focaliser sur des promesses trop futuristes qui ne verront probablement jamais le jour. »
N. Ackerman : « Dans le même temps, les défis liés à l’IA sont nombreux. À l’heure actuelle, on est très performant sur un certain nombre de tâches spécifiques pour lesquelles l’IA dépasse les performances d’un collège d’experts. Toutefois, on n’arrive pas encore à transposer les résultats obtenus d’un domaine à un autre. Tous les aspects de créativité et de transfert de connaissances sont encore du ressort principal de l’être humain. L’intelligence collaborative est également un défi pour l’IA. »
F. Pivetta : « Le premier défi est la vitesse de déploiement de l’IA. Aujourd’hui, seuls quelque 30 % des entreprises dans le monde développent des éléments d’IA dans leur processus opérationnel. En cause : une absence de stratégie ou de compétences sur le plan technique. Deuxième défi : si l’on veut intéresser la population, l’IA doit sortir du débat technique pour devenir bien plus un débat sociétal, éthique, juridique, philosophique, etc. Le troisième challenge a trait au marché du travail. Environ la moitié des tâches aujourd’hui accomplies dans les entreprises pourraient être automatisées avec, pour conséquence, des pertes d’emplois mais aussi des gains d’emplois et des transformations d’emplois. Cela nécessite une compréhension très fine de la dynamique qui sera engagée. »
E. Delacroix : « Parmi les défis, il y a déjà l’humain : il n’aime pas s’entendre dire qu’on peut mieux faire que lui. Ensuite, toujours dans le cadre d’une certaine ouverture d’esprit, il faut se demander si l’on sera capable, grâce à l’IA, de se passer de certains aspects du fonctionnement de la société tels qu’ils existent aujourd’hui. »
Notre pays possède des chercheurs de renommée mondiale, comme dans les domaines des data science et de la vision artificielle.
Nathanaël Ackerman, Lead Ai4Belgium
D. Larnout : « L’un des problèmes actuels est que les entreprises pensent que grâce à l’IA, tout est possible. Or, ce n’est pas le cas ! On ne peut effectivement réaliser que des tâches très spécifiques. Les entreprises demandent aussi des résultats concrets et immédiats, pas des idées qui ne pourraient se concrétiser qu’après plusieurs mois ou années de recherches. »
Comment la Belgique se positionne-t-elle dans le développement de l’IA ?
E. Delacroix : « La collaboration entre universités et entreprises est une véritable richesse. Elle devrait être plus développée afin de faire émerger des solutions belges. Il faut aussi impérativement faire collaborer les sociétés entre elles ; les plus grandes sociétés ont généralement les moyens d’investir dans les projets de plus petites sociétés qui, elles, ont des connaissances de pointe. Un autre point sur lequel il faut également déployer nos efforts est le raccourcissement du temps entre les découvertes en laboratoire et la mise sur le marché de ces solutions. Ca fonctionne généralement mieux ailleurs dans le monde. »
F. Casier : « La Belgique dispose en effet d’un très bel écosystème de sociétés phares, de startups et de scale-ups ; elles offrent un haut niveau d’expertise en IA et développent un large portefeuille de produits et services qui y sont liés. Il s’agit de mieux mettre en avant cet écosystème afin de permettre aux PME belges de trouver plus facilement l’expertise requise, ne fût-ce que pour effectuer un exercice stratégique sur l’impact de l’IA sur son entreprise. »
N. Ackerman : «La Belgique a pas mal d’atouts en IA. Si elle souffre peut-être d’une masse critique insuffisante, elle a néanmoins des chercheurs de renommée mondiale, comme dans les domaines des data science et de la vision artificielle. L’un des enjeux est de faire fonctionner l’ensemble des forces – services publics, entreprises, monde académique, ONG, etc. – autour de thématiques allant au-delà du seul aspect technique de l’IA. Tout cela doit aussi se faire sans sous-régionalisme et sans séparatisme au sein du monde politique. C’est notamment dans cette optique qu’a été créé récemment AI4Belgium. »
F. Pivetta : « En Belgique, les services publics ont un vrai rôle à jouer à la fois dans la promotion et l’utilisation de l’IA ainsi que dans l’éducation à celle-ci. Ils ont la capacité d’agréger une grande partie des ressources, notamment dans la mobilisation des fonds et des talents. Toutefois, ils doivent changer quelque peu leur mode de fonctionnement, permettre l’échec, se montrer plus flexibles, être plus rapides dans les prises de décision et désigner des personnes pour prendre en charge cette problématique. Ils peuvent aussi participer à des modes de financement public-privé plus intelligents. »
Les services publics ont un vrai rôle à jouer à la fois dans la promotion et l’utilisation de l’IA ainsi que dans l’éducation à celle-ci
Frédéric Pivetta, cofondateur & Managing Partner Dahlberg.
D. Larnout : « En matière d’expertises techniques, nos startups et scale-up font effectivement de bonnes choses mais il pourrait y avoir bien plus d’initiatives. Bon nombre de personnes pensent aujourd’hui que l’IA est quelque chose de lourd, alors que ce n’est pas le cas. Il est possible de se lancer avec un budget relativement faible et en quelques semaines à peine. »
N. Ackerman : « Le manque d’investissement des sociétés dans l’IA est une problématique commune à toute l’Europe. Comparée aux États-Unis et à la Chine, notre capacité en la matière est l’un des plus grands points faibles parce ; nous considérons ces investissements comme trop à risque. Ceci explique en grande partie le rachat de bon nombre de nos scale-up européennes par des groupes internationaux dès qu’elles ont des projets nécessitant des fonds importants. »
F. Casier : « Il ne faut pas hésiter à faire appel aux outils proposés en Flandre et en Wallonie pour se lancer dans des projets d’IA. En Flandre, le ministre met 32 millions par an sur la table pour soutenir l’IA. En Wallonie, la stratégie DigitalWallonia4.ai soutient également le lancement de projets. »
E. Delacroix : « Il faut aussi valoriser la connaissance scientifique en la faisant sortir des labos. Il faut pouvoir essayer certaines choses, quitte à en échouer certaines. Il s’agit de développer cette culture d’entreprise et non pas se cantonner à utiliser des solutions approuvées et utilisées ailleurs. Sans cela, on accumule du retard. »
Mettre en avant l’écosystème IA afin de permettre aux PME belges de trouver plus facilement l’expertise requise.
Ferdinand Casier, Business Group Leader Digital Industries Agoria.
D. Larnout : « On peut déjà développer de petits projets en IA qui auront de grands effets en quelques jours à peine et avec un budget relativement modeste. C’est par exemple le cas lorsqu’on implante un système visant à optimiser l’automatisation des machines de production et la planification des systèmes de production. »
N. Ackerman : « On retrouve deux particularités dans l’implémentation de solutions d’IA. La première est que des options supplémentaires apparaissent souvent lorsqu’on implémente ces solutions. Autrement dit, on s’oriente souvent très rapidement vers des pistes non envisagées au départ, d’après ce que l’analyse de données révèle. La seconde particularité est que les modèles modifient souvent la dynamique de fonctionnement des systèmes. Exemple : une société implémente un système prédictif d’IA capable d’identifier les clients qui abandonneront leur abonnement aux services de cette société. L’utilisation de ce système finit aussi par modifier le comportement des clients. Il faut dès lors réadapter très régulièrement le système, sa manière de fonctionner, ses algorithmes, de manière à coller à la réalité en temps réel. »
D. Larnout : « Il est effectivement essentiel que les sociétés acceptent, même lors de la phase d’implémentation d’un système, que des modifications puissent avoir lieu. Si l’on s’en tient à l’idée de base, souvent cela ne fonctionne pas ; il faut sans cesse procéder à des rectifications pour atteindre le but que l’on s’était fixé. »
L’IA est parfois diabolisée. Que faire pour mieux en saisir les opportunités ?
D. Larnout : « Il essentiel de renforcer l’éducation sur ce sujet. Agoria, la fédération des entreprises de l’industrie technologique, entreprend d’ailleurs des initiatives dans ce sens, notamment en organisant des cours en ligne à destination des entreprises. Via des cas concrets, ces cours leur apprennent ce que sont exactement l’IA et les opportunités qu’elle offre. Plus on multipliera ce type d’initiative, moins on aura peur de l’IA ! »
F. Casier : « Cette formation rassemble en effet déjà plus d’une trentaine de cas d’utilisation en Belgique. Elle sera lancée début octobre et s’adresse à toutes les entreprises, petites et grandes, tous secteurs confondus. La première partie de la formation, en ligne, expose les différentes méthodologies en IA et la manière d’aborder un projet, tandis que la seconde partie permettra aux participants de visionner des témoignages d’entreprises. »
On peut déjà développer de petits projets en IA qui auront de grands effets en quelques jours à peine et avec un budget relativement modeste.
David Larnout, cofondateur & Business Lead Radix.
F. Pivetta : « Selon moi, il faut aussi proposer à toute la population une information générale sur l’IA, comme cela se fait en Norvège et en Finlande. Sans cela, on aura, comme cela s’est passé pour première vague du digital, une fracture entre ceux qui ont les connaissances de l’IA et ceux qui en sont exclus. »
F. Casier : « Il est en effet très important de commencer à s’y intéresser très jeune, dès l’école primaire. Aujourd’hui, on aborde déjà l’IA dans l’enseignement mais il faudrait le faire de façon plus ludique. Les citoyens devraient pourvoir faire la différence entre des décisions prises de façon probabilistique et celles prises de façon classique. »
N. Ackerman : « La sensibilisation de la population fait partie des priorités de AI4Belgium. Nous nous y attellerons sous peu. Il faut expliquer aux gens en quoi l’IA peut les aider, ne se concentrant pas uniquement sur les aspects technologiques. »
E. Delacroix : « Je partage l’idée que l’IA démarre sur de petits projets. Toutefois, il faut ensuite une véritable vision, une véritable stratégie afin de développer une synergie entre eux et éviter qu’ils ne viennent se pirater les uns les autres. »